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Numérisation et stress psychologique sur le lieu de travail : un aspect négligé du dialogue social ?

Du 18 au 21 février 2020 s’est déroulé à Herzogenrath (Allemagne) un séminaire sur le thème « Numérisation et stress psychologique sur le lieu de travail : un aspect négligé du dialogue social ? » ; il était organisé par NBH (Nell-Breuning-Haus), avec le soutien d’EZA et de l’Union européenne.

Ce séminaire a réuni plus de 50 représentant(e)s d’organisations de travailleur(se)s venu(e)s de Belgique, de Lituanie, de Pologne, d’Estonie, du Luxembourg, du Portugal, de Roumanie, d’Allemagne et de Bulgarie. À noter que grâce à l’offre du lituanien en langue de travail, 20 syndicalistes de Lituanie ont profité de l’occasion pour échanger au niveau international et participer à ce transfert de connaissances.

Les aspects les plus importants

De nombreuses entreprises sont « … mal équipées pour répondre aux défis de la numérisation ». Dans près de 70 % des grandes entreprises, la forte pression de travail, la charge mentale associée ainsi que les insuffisances en matière de perfectionnement des salariés sont considérées comme des problèmes qui peuvent mettre en péril la santé et les perspectives d’avenir des salariés, selon l’analyse de l’Institut allemand des sciences économiques et sociales (WSI). Les insuffisances semblent, de plus, avoir un effet cumulatif. Les résultats montrent, en effet, également que ces cinq dernières années, les conditions de travail ont généralement évolué vers une intensité de travail croissante (WSI (Rapport de politique – WSI 02/2018).

En Allemagne, en 2018, environ 18 millions de personnes ont souffert de maladies psychiques qui sont également imputables à la charge mentale croissante imposée dans le monde du travail. À l’échelle de l’Europe, dans la même année, cela représente environ 164 millions de personnes. Parmi les conséquences figurent le stress, des maladies psychosomatiques et une incapacité de travail ou des départs à la retraite anticipée croissants. La numérisation joue un rôle important dans cet état de fait. La sollicitation excessive par les médias numériques et les moyens de communication, dans le monde du travail comme dans la sphère privée, la dépendance aux processus de travail numériques, accélérés et cadencés surchargent le psychisme humain et conduisent à des maladies.

Ce séminaire est particulièrement important aujourd’hui car la numérisation et ses conséquences dans de nombreux secteurs sont à un stade déjà très avancé. Le secteur de l’automobile et l’industrie pharmaceutique, la médecine, l’économie verte, les espaces de coworking, le télétravail, le nomadisme numérique, les systèmes de surveillance numériques, la pression à la disponibilité, l’absence d’équilibre travail/vie privée sont quelques-uns des mots-clés actuels.

Les télédiagnostics et les mesures thérapeutiques numériques sont le quotidien de la médecine. Des robots prennent de plus en plus souvent en charge le soin et le divertissement des personnes résidant en maisons de retraite. La production automobile entièrement automatisée sans main d’œuvre humaine est presque déjà devenue réalité. Les algorithmes et l’IA occupent le devant de la scène.

La société numérique du futur se caractérise par l’e-résidence, l’e-gouvernance, l’e-taxe, l’e-médecine, l’e-learning, l’e-parlement, l’e-travail, l’e-monnaie, etc.

Dans le même temps, les emplois évoluent et ne sont plus associés à un lieu. La technologie intelligente domine la production, la prestation de services et la logistique. Dans cette domination, l’homme ne représente qu’une petite partie de ce que l’on appelle la chaîne de valeur. Les conditions de travail sont de plus en plus adaptées à la technologie. On assiste à une dérégulation insidieuse du marché du travail.

Les syndicats et les organisations de travailleurs courent après cette évolution fulgurante. En même temps, le développement numérique est très différent selon les pays de l’UE. Dans les pays d’Europe de l’Est, il est plus lent. Parallèlement à cela, la prise de conscience vis-à-vis de la santé psychique, de la gestion de la santé est parfois inexistante.

Les thématiques du séminaireétaient le remaniement des syndicats, la situation actuelle de la charge mentale au travail, l’organisation préventive du travail et les méthodes afférentes dans la gestion de la santé en entreprise, les nouveaux types de conventions collectives qui sont adaptés aux emplois numériques, les objectifs de mesures sanitaires, les évaluations des risques, les organisations agiles, les risques et les opportunités de la numérisation.

Sabine Verheyen (MPE) d’Aix-la-Chapelle a déclaré que la formation est une clé d’accès au monde numérique. Grâce à leurs séminaires et à leurs réseaux, le Nell-Breuning-Haus et EZA expliquent aux gens les rapports sociaux dans le monde du travail, donnent des idées pour un échange transfrontalier et offrent aux partenaires sociaux une nouvelle impulsion pour un monde du travail amélioré. La politique sociale dans l’Union européenne a besoin de sentir le vent favorable soufflé par la société civile pour aboutir aux mêmes rapports sociaux positifs dans tous les pays de l’UE.

Matthias Homey (EZA) a fait un exposé sur les opportunités et les risques de la numérisation dans le monde du travail : famille et emploi, santé, postes de travail inclus. La technologie numérique est un outil et doit être au service des individus.

Helga Jungheim (Ver.di) a souligné dans son intervention intitulée « New work : les changements dans le monde du travail » l’importance de l’échange sur les conditions de travail et de vie à l’échelle européenne. Il s’agit, en effet, de protéger les standards actuels pour un travail sain et de qualité contre la pression du développement numérique et économique et de consolider ces standards. La protection de la sphère privée, la liberté et la vie de famille doivent être protégés de l’emprise de l’entreprise. L’agilité, la flexibilité, la modification des mœurs doivent être organisées de manière positive. La cohésion et l’estime de l’autre doivent être consolidées. L’indépendance des hommes face à l’intelligence artificielle et aux algorithmes doit être garantie. La peur de la numérisation est mauvaise conseillère et inutile. Mais les acteurs syndicaux doivent la gérer de manière plus précise et mettre des concepts plus rapidement à disposition. H. Jungheim a, de plus, présenté les premières conventions collectives de la numérisation que le syndicat Ver.di a élaborées.

Antonio Brandao Guedes (EZA/CFTL) a fait un exposé sur « la numérisation du monde du travail et ses effets sur la santé des travailleur(se)s ».

La numérisation provoque une forte augmentation de la productivité et la concentration de la chaîne de valeur. Toutefois, les bénéficiaires des profits engendrés seraient de moins en moins nombreux. Il y a toujours plus d’emplois hautement qualifiés pour les personnes bien formées, mais également toujours plus d’emplois à temps partiel non qualifiés et précaires. Dans tous ces emplois, les hommes deviennent les agents d’exécution des algorithmes et de l’intelligence artificielle. En raison de profits croissants et de la rapidité des productions, les individus sont soumis à une très forte pression de résultat, ce qui a des conséquences néfastes sur leur santé psychologique. On observe un nombre croissant de « faux-indépendants » qui travaillent dans le cadre de plateformes, qui doivent dépendre d’une convention collective et qui ne sont pas du tout protégés sur le plan de la santé.

Angela Suchan Reinhardt a fait un exposé sur « la charge mentale au travail en théorie ». La santé psychique sur le lieu de travail est de plus en plus en danger ; les raisons à cela sont le manque de temps, la peur, le stress, l’aliénation sociale, le manque de communication. Les sources de cette charge mentale se retrouvent dans le contenu du travail, dans l’organisation du travail, dans les relations sociales et l’environnement de travail.

Dans la seconde partie de son exposé, l’intervenante a ajouté les aspects liés à « l’organisation du travail préventive ». Dans les pays de l’UE, il existe différentes lois destinées à protéger la santé psychique sur le lieu de travail : la Déclaration de Luxembourg de 1997 (UE 89/391 CEE), l’accord de partenariat social relatif au stress sur le lieu de travail (UE 2004), la norme DIN 10075 « Définition de la charge mentale », les lois sur la protection au travail, la norme DIN 9241-2 Ergonomie « Interaction homme-système et charge mentale » en sont quelques exemples. En Allemagne, dans le cadre de la loi sur la protection au travail, on connaît ce que l’on appelle l’évaluation des risques ainsi que les questionnaires afférents, avec également un tableau de mesures relatif à l’analyse des risques psychiques. L’absence d’évaluation est sanctionnée par des sanctions financières ou des peines de prison. D’autres pays de l’UE possèdent des lois similaires.

Pour la gestion de la santé en entreprise, il est important de connaître les souhaits des salariés : parmi les exemples figurent la thérapie par le sport et par le mouvement, les activités de détente, le soutien aux familles, l’optimisation de l’espace de travail, la formation au management et le coaching personnel. La santé au sein de l’entreprise constitue un processus et ce dernier peut être contrôlé. L’organisation ou l’entreprise du futur est ce que l’on appelle une « organisation agile ». Elle remplace un fonctionnement strictement hiérarchisé et place le tout au centre des préoccupations. Les groupes ou les équipes collaborent, échangent entre eux et prennent également en commun des décisions importantes pour l’entreprise.

Dr Manfred Körber (NBH) a présenté le projet « Travail 4.0 ». Les travailleur(se)s ont pu ici raconter leur quotidien au travail. Lors d’un exercice pratique, un groupe de participant(e)s a été prié de présenter les aspects les plus importants de leur quotidien au travail sous la forme d’une pyramide à étages. Résultat par ordre d’importance : 1. Traitement équitable et d’égal à égal. 2. Liberté individuelle, satisfaction. 3. Sécurité, évaluation, flexibilité. 4. Salaire, plaisir au travail, considération, prudence, ambiance de travail.

Rapports nationaux

Belgique : une productivité plus élevée par la numérisation, des sites virtuels. Une fiscalité transparente ne doit pas seulement être en vigueur au niveau national mais aussi au niveau international. Une imposition juste des revenus numériques est nécessaire car des emplois disparaissent. Réduire et répartir le temps de travail restant équitablement.

Bulgarie : les syndicats sont les seuls à parler de santé et de sécurité. Mais le thème de la numérisation n’existe pas. Il est tout d’abord obligatoire de créer une prise de conscience pour la protection de la santé. Il existe une stratégie nationale en matière de santé, or celle-ci n’est pas mise en œuvre. Certes, la gestion du stress est soutenue, mais c’est très peu le cas pour la gestion de la santé. Les maladies psychiques ne constituent pas un thème important. Ce thème n’est pas essentiel pour les spécialistes de l’informatique. Pour eux, seul compte le fait d’enregistrer des recettes élevées.

Lituanie : le stress, la violence psychologique et le harcèlement n’existent pas officiellement. La réalité montre néanmoins le contraire. 70 % des Lituanien(ne)s souffrent de stress à cause de restructurations permanentes. Il existe certes une loi, mais les employés n’ont pas de bureau de conseils ou leurs plaintes sont ignorées et ils perdent leur emploi sans indemnités de licenciement.

Portugal : citons l’exemple du personnel enseignant : 70 % d’entre eux sont fatigués, épuisés, stressés à cause de mauvaises conditions de travail et de revenus faibles. La numérisation croissante de l’administratif dans leur secteur d’activité leur provoque une surcharge de travail. Aucune aide n’est en vue. Toutefois, on exige des enseignant(e)s qu’ils(elles) fassent leur travail, qu’ils(elles) vivent avec le monde de la numérisation et qu’ils(elles) l’expliquent.

Roumanie : il existe des directives européennes qui ont été transposées dans le droit roumain mais elles ne sont mises en œuvre. Le pouvoir est entre les mains de l’entreprise et l’État détourne le regard. Les syndicats ne sont pas modernisés, ils restent à la traîne et le nombre de leurs membres diminue. On observe des entreprises informatiques qui présentent un fort taux de numérisation et qui ont aussi un processus de gestion de la santé. Malgré tout, la charge des employés y est très élevée, si bien que dans ces sociétés, le niveau de maladies est également très important.

Les participant(e)s ont élaboré, lors d’ateliers, des stratégies, des recommandations concrètes et des exigences pour les conseils d’entreprise, les syndicats, les associations et les politiques.

Voici quelques exemples de recommandations, d’exigences et de stratégies par mots-clés :

Réduire la charge mentale, créer des oasis de bien-être dans l’entreprise, améliorer le rythme de l’homme et de la machine, élaborer et faire appliquer des lois et des règles en faveur de la prévention sanitaire, contrôles des autorités et des niveaux de direction, adopter des réglementations pour la circulation de l’information dans une entreprise, transparence de tous les enjeux dans une entreprise, réductions du temps de travail, formation continue, désigner des interlocuteurs, résoudre conjointement les problèmes, les petites mesures sont une première étape, améliorer la communication d’individu à individu, soutien des syndicats, écouter ses collègues et prendre les problèmes au sérieux, augmenter le nombre de cours pratiques pour apprendre à gérer le stress par rapport à la numérisation, réglementation du temps de travail pour le télétravail, accords d’entreprise pour l’utilisation des smartphones, formation de la direction, législation européenne uniforme concernant la numérisation sur le lieu de travail, davantage de temps les uns pour les autres également dans l’entreprise, susciter une prise de conscience pour la cohésion de groupe, choisir et lancer une stratégie, bénéficier de meilleurs médecins du travail et psychologues.

Conséquences / Conclusions

Il est apparu clairement aux participant(e)s que la numérisation offre également l’opportunité de créer des structures de travail totalement nouvelles qui pourraient se focaliser sur l’humain, la santé de l’homme et l’équilibre travail/loisirs. La mise en œuvre des stratégies et des recommandations ne saurait attendre plus longtemps et doit même s’imposer dès à présent.

Il est désormais clair que les évolutions numériques du monde du travail et la protection de la santé sont très disparates au sein des pays membres de l’UE.

Un échange entre les partenaires sociaux et les salariés est donc d’autant plus important.

Le séminaire a également montré que la prévention en matière de santé, la gestion de la santé et le thème de la numérisation ne sont pas qu’une affaire d’entreprise, de conditions-cadres légales et de syndicats. Par leur cohésion, leur vigilance et leur appréciation, les salariés peuvent également améliorer les conditions de travail ou développer de nouvelles stratégies pour des lieux de travail sains et de qualité. Par exemple, par le recours à ce que l’on appelle un « système de suggestions interne », par l’adhésion à un syndicat et par la formation d’un conseil d’entreprise.