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Sur la route. Les aspects économiques et juridiques du secteur du transport routier en Europe

Les présentations à la conférence d’EZA/HIVA en avril 2017 sur le détachement intra-européen ont montré qu’en raison du caractère très mobile du travail dans le transport routier, la mise en œuvre de la directive sur le détachement des travailleurs soulevait des questions juridiques particulières et des difficultés dans ce secteur. On a conclu qu’un séminaire de suivi axé exclusivement sur le secteur des transports serait très utile si l’on voulait discuter plus en détail des chiffres disponibles ainsi que de la complexité juridique du secteur. Un mois après cette conférence, la Commission européenne a présenté le fameux « paquet mobilité ». Ce paquet comprend plusieurs propositions législatives. L’une des propositions vise à la modification des règlements 1071/2009 et 1072/2009 afin de lutter efficacement contre les sociétés boîtes aux lettres et le cabotage illégal. La proposition de révision de la législation sociale de l’UE dans le transport routier devrait avoir également un impact sur les conditions de travail des chauffeurs. En ce qui concerne le détachement des travailleurs dans le secteur du transport routier, la proposition de modification de la directive 2006/22/CE établit des règles spécifiques qui prévalent sur les dispositions pertinentes de la directive sur le détachement des travailleurs et de la directive d’application. L’annonce de cette proposition a renforcé le besoin d’organiser une conférence sur le secteur du transport routier de marchandises.

Le 26 mars 2018, HIVA a organisé, pour et en collaboration avec le Centre européen pour les travailleurs (EZA) et avec l’aide financière de l’Union européenne et en collaboration avec ACV – CSC Transcom, la conférence « Sur la route. Les aspects économiques et juridiques du secteur du transport routier en Europe ». Quelques cent soixante-dix personnes se sont inscrites à la conférence qui a eu lieu dans l’Auditorium Dom Helder Camara dans le bâtiment ACV-CSC à Bruxelles, dont cent membres du syndicat des transports ACV-CSC Transcom. Ci-dessous, nous donnons un aperçu des points culminants de la conférence. Pour obtenir plus d’informations, nous vous renvoyons aux présentations publiées sur la page d’accueil d’HIVA :

https://hiva.kuleuven.be/nl/nieuws/nieuwsitems/Conference-On-the-road-Economic-and-legal-aspects-of-the-road-transport-sector-in-Europe-presentations  

Bref aperçu du contenu des présentations

La dimension sociale du cadre législatif ainsi que la récente proposition de la Commission ont été discutées au sein de cette conférence en confrontant la recherche à l’opinion et à l’ambition des parties prenantes et des décideurs politiques. L’évaluation ex-post de la législation sociale a conclu que le manqué de clarté de certaines dispositions légales ou la difficulté de les mettre en œuvre et de les appliquer entraînaient une mise en œuvre non homogène à travers l’UE et un risque potentiel de fragmentation du marché intérieur. En outre, la protection des conditions de travail et de la concurrence loyale semblait parfois menacée. Cela s’explique en partie en raison de l’existence de sociétés boîtes aux lettres et de faux indépendants dans le secteur des transports. Les autres carences de réglementation concernent le fait que les dispositions relatives au cabotage ne sont pas spécifiques sur certains points et ont donné lieu à des différences dans les pratiques des États membres. Finalement, il existe différents niveaux de contrôle par États membres, en particulier en ce qui concerne les établissements stables et les opérations de cabotage illégal.

M. Jean-Michel Crandal (ancien directeur adjoint du travail et des affaires sociales et ancien expert de haut niveau auprès du Ministère des transports) a présenté un aperçu exhaustif du cadre juridique. En outre, un aperçu des statistiques disponibles sur le secteur du transport routier des marchandises, mettant l’accent sur la Belgique, a été donné par le professeur Jozef Pacolet et Frederic De Wispelaere (HIVA – KU Louvain).[1] Les problèmes auxquels sont confrontés les travailleurs dans le secteur ont été mis en évidence par Roberto Parrillo (CSC-Transcom).

Plusieurs études ont apporté une contribution à l’évaluation de l’impact préparée par la Commission européenne sur le cadre juridique actuel (scénario de référence) et les options politiques futures possibles. Cette évaluation de l’impact a abouti à l’annonce du « paquet mobilité ». Le contenu et les objectifs du paquet ont été présentés par Frederik Rasmussen (DG MOVE) lors de la session du matin. En outre, les leçons de l’évaluation de la législation européenne sur le transport routier ont été présentées par Achilleas Tsamis (Ricardo) lors de la session de l’après-midi.

Le discours d’ouverture de Kris Peeters (vice-Premier ministre belge et Ministre de l’emploi, de l’économie et de la consommation, en charge du commerce extérieur) s’est fortement concentré sur la révision de la directive sur le détachement des travailleurs et la « lex specialis » dans le transport routier. La professeure Barbara Palli (Université de Lorraine) et le professeur Mijke Houwerzijl (Université de Tilburg) ont discuté tous les deux plus en détail de la complexité juridique du détachement dans le secteur des transports. Par ailleurs, Hilaire Willems (Service public fédéral belge pour le travail, l’emploi et le dialogue social) a présenté quelques problèmes lors de l’application d’une « lex specialis » dans le transport routier.

Le thème de la fraude sociale transfrontalière et du dumping social dans le secteur du transport routier belge a été discuté à la fois par Hilaire Willems et Bart Stalpaert (Office national de sécurité sociale). Les statistiques sur l’étendue, dans laquelle les sociétés boites aux lettres et la fraude sociale transfrontalière constituent un menace réelle, ont été recueillies et présentées par le professeur Jozef Pacolet et Frederic De Wispelaere.[2] Finalement, les efforts pour lutter contre la fraude sociale transfrontalière et le dumping social ont été présentés dans le discours de clôture de Philippe De Backer (secrétaire d’État belge pour la lutte contre la fraude sociale). Claude Rolin, membre du Parlement européen et ancien secrétaire général du syndicat ACV-CSC a conclu la conférence, soulignant les efforts du Parlement européen pour améliorer la réglementation sur le détachement et maintenant également sur le secteur du transport routier, les décideurs politiques étant confrontés aux situations réelles d’exploitation.

Finalement, rassemblés autour d’une table ronde, Philippe Degraef (Febetra), Lode Verkinderen (Transport en Logistiek Vlaanderen), Cristina Tilling (Fédération européenne des travailleurs dans les transports), Slawomir Adamczyk (Solidarność -Pologne) et Ricardas Garuolis (Syndicat lituanien des chauffeurs de camions « Solidarumas ») ont présenté leur opinion du point de vue des « travailleurs ou des employeurs ». Le débat en groupe a illustré que, dans les nouveaux États membres, les syndicats étaient confrontés au défi croissant du dumping social des pays tiers, à la concurrence des sociétés boîtes aux lettres des anciens États membres, aux difficultés et même au manque de volonté de lutter contre les sociétés boîtes aux lettres et la fraude sociale et finalement, au risque d’exploitation véritable des travailleurs.

La conférence a illustré que les différentes menaces d’abus étaient bien connues, mais qu’un ensemble important de réglementations (européennes) avaient été installées pour les éviter. En outre, il existe une « ambition croissante » de la part de la Commission européenne d’améliorer le cadre juridique (pas moins de huit règlements sont en cours de discussion dans le « paquet mobilité »). Le problème principal reste néanmoins la conformité. Entre le rêve de concurrence loyale et les conditions de travail dans le secteur, et la réalité du dumping social[3], ou voire de la fraude et de l’exploitation, il n’y a même pas de lois, puisque les problèmes principaux semblent être l’application des lois actuelles.

Quelques statistiques sur le transport routier de marchandises dans l’UE

L'Allemagne, l'Espagne et la Pologne ont dominé le transport routier européen en 2016, mesuré en tonnes-km. En faisant une distinction entre le transport de marchandises par route national et international, on constate des différences importantes entre les États membres. Le transport national explique principalement la part importante de l'Allemagne dans le transport routier européen total. Alors qu’en termes de tonnes-km, la Pologne est de loin le plus grand pays de transport international de l'UE. Au cours de la dernière décennie, nous avons assisté à un remarquable déplacement vers l'est des activités de transport international, principalement en raison de l'élargissement de l'UE et du processus de libéralisation du marché du transport routier de marchandises. La part de l'UE-15 dans le total des transports internationaux a considérablement diminué au cours de la dernière décennie, passant de 57 % du total des tonnes-km en 2008 à seulement 39 % du total des tonnes-km en 2016.

Le débat politique actuel se concentre fortement sur l'utilisation et l'abus du cabotage. Le cabotage désigne le transport de marchandises effectué dans le pays A par des transporteurs enregistrés dans le pays B. Ainsi, du point de vue du transporteur, le cabotage est considéré comme un transport international. Néanmoins, du point de vue des mouvements de marchandises, il pourrait être considéré comme un transport national. En 2016, le cabotage « ne » représentait « que » 2,1 % du total des tonnes-kilomètres effectuées par les transporteurs. La part relativement faible du cabotage ne peut pas être une surprise, car la réglementation « protectrice » générale limite les opérations de cabotage dans la zone UE. En particulier, l'article 8 du règlement (CE) n ° 1072/2009 prévoit que tout transporteur est autorisé à effectuer jusqu'à trois opérations de cabotage dans un délai de sept jours à compter du lendemain du déchargement du transport international.

La Pologne, la Roumanie et la Bulgarie ont été le premier fournisseur de cabotage en termes de tonnes-kilomètres en 2016. Un tiers de l'activité de cabotage a été réalisé par des opérateurs polonais. L'Allemagne est de loin le principal pays où le cabotage a lieu (43 % du total des opérations de cabotage), suivie de la France (25 % du total des opérations de cabotage). Plus des deux tiers du cabotage de l'UE ont lieu dans ces deux pays. Il est cependant plus utile de calculer le taux de pénétration du cabotage. C'est la part de marché des transporteurs étrangers dans le total des activités de transport national. Bien qu'il y ait actuellement beaucoup plus d'activités de cabotage que par le passé, la part des transporteurs étrangers dans toutes les opérations de transport nationales n'est encore que de 4 % environ. La part des entreprises étrangères de transport routier de marchandises dans les activités de transport national total est la plus élevée en Belgique (12 %), au Luxembourg (9,3 %), en France (8,1 %), en Autriche (8,0 %) et en Allemagne (6,5 %). Ces calculs montrent que le cabotage est fortement concentré dans quelques pays d'Europe occidentale.

« Transfert de pavillons » et menace des sociétés boîtes aux lettres

Les entreprises de transport d'Europe occidentale ont peut-être profité de l'élargissement de l'UE pour établir une filiale dans un nouvel État membre. Les différences de coûts de main-d'œuvre et de taxe/coûts de sécurité sociale pourraient être un facteur important. En utilisant la base de données Orbis de Bureau van Dijk, il a été possible de rechercher et de comparer les informations sur les entreprises à travers les frontières. La base de données nous a permis d'en savoir plus sur les structures de propriété des sociétés de transport en offrant une vue d'ensemble complète des filiales et des actionnaires (étrangers).

Nous avons constaté que seulement 0,2 % des entreprises européennes de transport routier de marchandises possédaient une ou plusieurs filiales dans un autre État membre de l'UE en 2016. Cependant, en termes de chiffre d'affaires et de salariés, la part des entreprises de transport routier de marchandises est nettement supérieure. En outre, environ 2,7 % des entreprises de transport routier de marchandises ont un actionnaire d'un autre État membre de l'UE-28 et 2,5 % ont une majorité étrangère.

De loin, le plus grand nombre de sociétés de transport routier de marchandises ayant un actionnaire étranger est situé au Royaume-Uni. Quelques 60 % des entreprises de transport routier de marchandises ayant un actionnaire étranger sont basées au Royaume-Uni. Ces entreprises représentent 13,5 % du total des sociétés de transport routier de marchandises situées au Royaume-Uni. En outre, environ un tiers des sociétés de transport routier de marchandises situées au Luxembourg ont un actionnaire étranger. L'orientation vers de nouveaux États membres tels que la Roumanie et la Slovaquie est devenue une pratique populaire. En termes relatifs, environ une entreprise de transport de marchandises par route sur dix située en Slovaquie a un actionnaire étranger. Néanmoins, la part des entreprises de transport routier de marchandises ayant un actionnaire étranger dans le total des transporteurs est beaucoup plus faible dans le « nouvel » État membre (1,8 %) que dans les « anciens » États membres (3,4 %). En termes absolus, plus de transporteurs avec un actionnaire étranger sont établis dans un « ancien » État membre. Ces résultats sont tout à fait à l'opposé de ce que l'on croit généralement, notamment que les entreprises font principalement la promotion des nouveaux États membres.

Dans ce paragraphe, nous discuterons de la prévalence des entreprises boîtes aux lettres en analysant plus en détail, la base de données Orbis sur la base d'indicateurs pouvant indiquer des abus. Premièrement, il existe dans certains cas une forte concentration de sociétés de transport routier de marchandises situées dans la même ville et même à la même adresse, notamment à Rugby (Royaume-Uni) et à Bratislava (Slovaquie). Deuxièmement, un pourcentage élevé de transporteurs situés en Slovaquie et en Roumanie avec un actionnaire étranger montre un très faible montant de capital d’exploitation.

La menace de cabotage illégal

La perception est que la plupart des activités de cabotage en Belgique sont réalisées par les États membres de l'UE-13. Cela est réfuté par les statistiques d'Eurostat disponibles sur le cabotage. Les activités de cabotage (notifiées) en Belgique sont principalement réalisées par des transporteurs des Pays-Bas (31 % du total) et du Luxembourg (30 %), deux pays voisins. La part des transporteurs de la Bulgarie (9,9 %), de la Pologne (8,5 %), de la Roumanie (5,5 %) et de la Slovaquie (5,4 %), « les suspects habituels », est beaucoup plus faible. Les pays du Benelux (Belgique, Pays-Bas et Luxembourg) ont totalement libéralisé le cabotage en 1991 et ont prolongé à plusieurs reprises cet accord. Cela explique la part élevée des Pays-Bas et du Luxembourg dans les activités de cabotage en Belgique.

Dans sa présentation, Achilleas Tsamis a montré que les données officielles sur le niveau de non-conformité sous-estimaient probablement le niveau du cabotage, en particulier dans certains des pays de l'UE-15 où le niveau global de cabotage est plus élevé. De plus, une augmentation du nombre de contrôles de cabotage a un effet important sur la réduction du cabotage illégal, représentant plus de 60 % de réduction du cabotage illégal. Enfin, les changements à la définition du cabotage devraient avoir des impacts différents selon le nombre de jours, une période de cabotage de quatre jours sans nombre maximal d'opérations pourrait entraîner une réduction de 35 % de l'activité de cabotage.

Détachement des travailleurs

Dans la proposition de révision de la directive sur le détachement des travailleurs, la Commission européenne a conclu qu'il vaudrait mieux que les défis du secteur du transport routier de marchandises soient traités par une législation sectorielle. Le 31 mai 2017, la Commission a lancé une proposition visant à adopter une lex specialis pour le détachement dans le transport routier (voir COM (2017) 278). La professeure Barbara Palli et le professeur Mijke Houwerzijl ont discuté des problèmes d'application du concept de « détachement » dans le secteur du transport routier de marchandises. De plus, Hilaire Willems a présenté quelques problèmes possibles lors de l'application d'une « lex specialis » dans le transport routier.

Application

Dans son discours de clôture, Philippe De Backer a conclu que «  le nouveau paquet de mobilité et l'Autorité européenne du travail prouvaient que nous devions travailler ensemble au niveau de l'UE si nous voulons combattre la fraude sociale, que nous ne pouvions pas nous débarrasser du dumping social, du mauvais comportement et des sociétés boîtes aux lettres, que nous devions coopérer et que nous devions le faire activement et ne pas simplement attendre les initiatives européennes ».

Au cours des dernières années, plusieurs initiatives ont été prises au niveau belge pour lutter contre la fraude sociale dans le secteur du transport routier de marchandises. En 2015, un plan d'action pour une concurrence loyale dans le secteur a été conclu entre le secrétaire d'État belge à la lutte contre la fraude sociale, les institutions compétentes, les organisations de travailleurs et d'employeurs. En outre, plusieurs accords bilatéraux de lutte contre la fraude sociale transfrontalière sont conclus entre les États membres belges et les autres États membres. La plupart des accords bilatéraux récents (octobre 2017) ont été conclus avec la Slovaquie et le Portugal. En 2015, une recommandation du comité des ministres a été signée, qui vise à renforcer la collaboration pour lutter contre la fraude sociale et le dumping social au Benelux. Dans ce cadre, la Belgique, les Pays-Bas et le Luxembourg travailleront ensemble contre le dumping social, le travail non déclaré et d'autres formes de fraude sociale. Un accord récent a été convenu entre les autorités compétentes de ces trois États membres concernant l’échange des données afin de lutter, entre autres, contre les détachements illégaux (avril 2018).

Au niveau européen, le jugement récent dans l'affaire Altun (C-359- 16 CJCE), notamment que tout formulaire A1 qui a été fourni sur la base de fausses déclarations peut être mis en doute (voire rejeté) par le juge local sous certaines conditions, est bien sûr une étape importante dans la lutte contre la fraude sociale.


[1] De Wispelaere, F. et Pacolet, J. (2018), Analyse économique du secteur du transport routier de marchandises en Belgique dans le contexte européen. Les travailleurs et les employeurs en « mode survie », HIVA – KU Louvain, document créé par le Centre européen pour les travailleurs EZA.

[2] Voir référence du pied de page 1.

[3] Reformulation de l’écrivain néerlandais Willem Elsschot «  Les lois et les considérations pratiques, des mensonges entre le rêve et l’action ».